Green content: pour une écologie de l’attention

Green content: pour une écologie de l’attention

Chaque seconde, quand nous sommes face à un écran, la question se pose: comment utiliser notre attention ? Où la diriger ?

Dois-je lire ce titre, ce résumé, ce commentaire ? Dois-je ouvrir cet onglet pour le consulter un peu plus tard ? Sauvegarder ce lien, pour y revenir dans quelques jours ?

Nous ne sommes pas tous des maîtres Zen

Les professionnels de l’information et de la communication, d’expérience ou parce qu’ils y ont été formés, savent comment faire bon usage de leur attention. C’est-à-dire, à la fois trouver rapidement l’information dont ils ont besoin, identifier des informations qui pourraient leur être utiles ultérieurement, et en apprécier la pertinence et la qualité. Et, pour les plus aguerris, ménager encore une petite place à la sérendipité — de quoi s’émerveiller, rêver, nourrir leur imagination.

Difficile de méditer entre deux notifications

Difficile de méditer entre deux notifications

Mais les professionnels eux-mêmes le reconnaissent. Sources toujours plus nombreuses, notifications toujours plus élaborées… La discipline de l’attention s’apparente de plus en plus à l’art cultivé par les maîtres Zen dans le domaine de la méditation. Celui qui repose sur l’aptitude à porter attention à sa propre attention en train de fluctuer. Exercice ô combien délicat.

Sauf que les individus aux prises avec leurs écrans ne sont pas, sauf exception, des maîtres Zen. Leur aptitude tout ordinaire à dompter leur attention les expose donc à ce que celle-ci se laisse diriger par des dispositifs qui visent, d’abord, à captiver.

Captiver ? Telle serait la mission première des contenus d’aujourd’hui, avant celles d’informer ou d’être le substrat d’une communication efficace. Des contenus hyper-appétitifs, s’adressant davantage à l’émotion qu’à la raison, jouant l’outrance contre l’explication … et des algorithmes qui en programment l’affichage — contexte, tempo — de manière à donner envie, dans un délai court, d’accorder à nouveau son attention à d’autres contenus pareillement attractifs: nos écrans se résument souvent à des dispositifs non seulement de captivation mais, osons le mot, d’addiction.

Sommes nous faits pour ce monde ?

Et pour cause: envisager l’attention comme une ressource à canaliser à la manière dont un revendeur de drogue canalise les revenus de consommateurs dépendants, c’est-à-dire en lui offrant les contenus les plus immédiatement satisfaisants, est une stratégie particulièrement efficace. En témoigne la bonne santé des plateformes produisant les contenus les plus addictifs — Buzzfeed en étant l’étalon.

Comme l’écrit le neuroscientifique P.-Y. Oudeyer dans une étude récente sur les liens entre motivation, curiosité et apprentissage, “le cerveau répond à la nouveauté d’une manière ressemblant fortement à celle avec laquelle il répond à la drogue”.

Buzzfeed, ou l’information vue comme une drogue — DR

Un héritage de l’évolution, qui a fait du cerveau humain une machine à détecter la nouveauté. Un bienfait quand, il y a 40 000 ans, Sapiens devait réagir promptement à tout signe de changement dans son environnement, pour échapper à ses prédateurs.

Mais à présent que nous ne craignons plus ni griffes ni crocs, notre hyper sensibilité à l’information semble nous handicaper. Entre infobesity et fear of missing out, deux destinées réservées à notre attention par des dealers de contenus addictifs, … sommes nous encore faits pour notre monde ?

Certains entendent cette question au premier degré.

Soit qu’il s’agisse de rapprocher les aptitudes de l’humain des exigences de son environnement informationnel. Le mouvement transhumaniste prend ainsi très au sérieux la possibilité d’augmenter artificiellement les capacités cognitives humaines.

Soit, au contraire, qu’il s’agisse de retourner, fût-ce temporairement, à un environnement débarrassé des sollicitations médiatiques, comme en témoigne la vogue “Digital Detox”.

Entre ces deux options radicales, reste l’adaptation. C’est-à-dire, pour ceux qui veulent s’adresser à l’intelligence de leurs audiences et se refusent à transformer leurs messages en mèmes aussi creux que contagieux, la recherche de relations nouvelles, entre notre cerveau hyper-attentif et un environnement hyper-saillant.

Parasitisme, commensalisme, symbiose

Parmi les adaptations possibles à un environnement saturé d’information, le parasitisme a vite imposé son efficacité. Une caractéristique des algorithmes des réseaux sociaux, ceux-là même qui véhiculent les contenus les plus appétitifs, consiste à accorder un privilège aux contenus qui auront, déjà, conquis l’attention.

Exemple: un utilisateur de Facebook accorde un “like”à un quizz publié par Buzzfeed, et la probabilité qu’apparaissent prochainement sur son compte des quizz publiés par Buzzfeed augmente.

Si bien que pour un producteur de contenus désireux que ses messages — peut-être authentiquement passionnants, mais moins appétitifs — s’affichent sur le profil d’un utilisateur de réseaux sociaux, il peut être utile de parasiter le flux produit par une plateforme de contenus addictifs.

Difficile d’accéder à la lumière ? Le gui s’en remet au chêne. Les médias sérieux aux flux à forte audience, où leurs contenus sont “sponsorisés”

Un parasite (le producteur de contenu) paie un organisme plus adapté que lui (la plateforme de contenus addictifs) pour avoir le droit de le parasiter et accéder ainsi à une ressource autrement inaccessible.

La mécanique est la même, quoique plus directe, avec les moteurs de recherche: les contenus parasites s’invitent, en payant le moteur de recherche, dans les résultats du moteur de recherche. Voilà les contenus sponsorisés.

Autre adaptation courante des producteurs de contenus à l’environnement saturé que sont les écrans: le commensalisme. Là où le parasitisme prend le risque de nuire à son hôte (trop de contenus sponsorisés, et voici que l’audience se désintéresse du flux à l’évidence… parasité) pour accéder à une ressource limitée (l’attention), le commensalisme joue la carte de la convergence d’intérêt: chaque organisme profite de l’aide de l’autre pour accéder à la même ressource.

La relation entre les contenus optimisés pour la découverte par les moteurs de recherche (SEO) et les moteurs de recherche eux-mêmes est une relation de commensaux. A l’exception de quelques URLs parfaitement connues des utilisateurs qui les consultent régulièrement, ou d’une poignée de bookmarks soigneusement rangés, pas de salut pour les contenus qu’un moteur de recherche ne permettrait pas de découvrir. Pas de salut non plus pour un moteur qui n’aurait pas de contenus à proposer aux utilisateurs qui font appel à lui pour orienter leur attention. Si bien qu’au-delà même du commensalisme, c’est parfois une symbiose qui lie contenus et moteurs, dès lors que la survie de l’un conditionne celle de l’autre.

Ce sont nos curiosités, nos intuitions, nos sélections avisées, nos savoirs particuliers, nos expériences réfléchies qui nourrissent d’une puissance d’intellection commune ce condensateur vide par lui-même qu’est l’algorithme PageRank — Yves Citton, “Pour une écologie de l’attention”

Parasitisme, commensalisme,symbiose… Si ces analogies empruntées à l’écologie éclairent la manière dont les contenus réussissent à se frayer un chemin jusqu’à leur niche écologique — le cerveau humain — , elles n’en reflètent jamais qu’une solution très primitivement darwinienne de l’accès à l’attention. Ces modes d’adaptation ne consistent jamais qu’à accéder par des moyens sans cesse renouvelés à la même ressource: l’attention.

Voilà qui n’est pas sans poser problème. Car, convergence évolutive oblige, quel producteur de contenus (de ceux du moins qui ne sont pas particulièrement addictifs) n’évoluerait pas vers le parasitisme des plateformes à forte audience ou le commensalisme avec les moteurs ? De fait, l’écosystème médiatique est aujourd’hui, en grande partie, animé par ces deux solutions adaptatives. Et la course aux armements fait rage.

Gagne la bataille de l’attention celui qui a la meilleure technique de parasitisme, les meilleurs intérêts partagés avec les moteurs. Les espèces luttant pour la même ressource accumulent les mutations (le code source et les API des plateformes dominantes évoluent, de nouvelles plateformes apparaissent) pour mieux l’atteindre. Mais l’écosystème bute sur la même limite: cette ressource est finie. Le temps d’éveil quotidien de Sapiens, partout dans le monde, tourne autour d’une quinzaine d’heure.

L’attention comme bien commun

L’écologie offre heureusement, à côté de la compétition pour la survie, de belles leçons de coopération. Surtout, la compétition entre espèces n’implique pas nécessairement d’accaparer une ressource. Une adaptation évolutive gagnante peut, aussi, consister pour une espèce à préserver ses ressources vitales .

Biens communs: l’attention comme les bancs de poisson

L’attention pourrait-elle être envisagée, alors, moins comme une ressource motivant une compétition féroce que comme un bien commun à préserver ?Telle est la conviction du philosophe américain Matthew B. Crawford, qui la défend brillamment dans son dernier livre, Contact — Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver. L’enjeu, pour ce penseur contemporain, enseignant-chercheur à l’université de Virginie et mécanicien professionnel, est bel et bien écologique, puisqu’à ses yeux envisager l’attention comme un bien commun est une condition nécessaire pour garantir une authentique capacité à vivre ensemble.

Il me semble qu’on peut concevoir [l’attention] comme un principe purement négatif, par analogie avec le “principe de précaution” invoqué par les écologistes. Se préoccuper de l’attention comme ressource collective, ce n’est pas tant chercher à la promouvoir qu’essayer d’éviter son épuisement: être conscient du caractère précieux de cette absence qui dégage simultanément un espace pour la rêverie individuelle et pour le surgissement spontané au sein de l’environnement urbain de ces épisodes d’attention conjointe qui sont autant de promesses de véritable contact humain.

En conséquence, Matthew B. Craword appelle les producteurs de contenus à prendre des mesures simples. “S’il vous-plaît, évitez de mettre des hauts-parleurs dans tous les recoins des centres commerciaux. Eteignez les écrans à l’arrière des sièges de taxis”, demande-t-il par exemple.

Un message que les architectes de l’information commencent -enfin ?- à mettre en pratique. Fer de lance de cette invitation à préserver la ressource attentionnelle, le mouvement “Time well spent”. Son co-fondateur, Tristan Harris — ancien “philosophe produit” chez Google — en résume la philosophie d’un souhait:

Il faudrait que les développeurs d’applications aient l’équivalent d’un serment d’Hippocrate, pour qu’ils cessent d’exploiter les faiblesses psychologiques des gens.

En pratique, “Time well spent” propose des recommandations aux utilisateurs, des conseils aux développeurs, et envisage rien moins qu’une refondation complète des médias. Laquelle n’en est, reconnaissons-le, qu’au stade du questionnement: “si un lecteur vidéo devait proposer autre chose que de regarder passivement, que serait-il ?”; “Faut-il instaurer des standards de qualité et d’exigence pour la façon dont sont rédigés les articles et les titres des journaux ?”; “Quel modèle économique pourrait récompenser les producteurs d’informations fiables et vraies ?”

La promesse de Time Well Spent — DR

Pareilles questions, certes essentielles pour qui cherche à ne mobiliser l’attention qu’avec parcimonie, et même si elles imposent leur urgence à l’ère de la sur-sollicitation attentionnelle, n’en sont-elle pas moins de vieilles questions ? Celles que se posent depuis des décennies les professionnels de l’information et de la communication ?

Reconnaissons-le aussi : elle est aussi vieille que l’écriture, cette lutte contre le penchant qu’ont l’information et la communication à dévorer l’attention qui les fait vivre. Seulement, son issue n’a jamais été aussi déterminante pour la capacité des hommes à comprendre leur monde et à se comprendre.

Mais peut-on, encore, espérer mieux que l’équivalent de la désertification de l’île de Pâques pour l’écologie de l’attention ?

N’est-il pas trop tard, à l’heure où les programmes (les “bots”) sont plus nombreux que les humains à échanger de l’information sur Internet ?

N’est-il pas trop tard, alors que le temps d’attention moyen, lorsque quelqu’un “surfe” sur Internet, n’atteint même pas 10 secondes ?

Heureusement, non, il n’est pas trop tard. Car l’attention comme bien commun a une particularité: il suffit de l’épargner pour qu’elle se régénère, quasiment instantanément. L’inertie attentionnelle — cette difficulté à porter son attention sur autre chose que ce à quoi on vient de l’accorder — existe, assurément. Mais, au contraire d’un sol définitivement épuisé, lessivé, une pénurie d’attention n’est jamais que transitoire.

L’enjeu de l’attention comme bien commun se résume donc, en fait, à une seule question : comment solliciter l’attention raisonnablement ?

Une définition de la pertinence pour la vie de tous les jours

Qu’est-ce qu’un usage durable de l’attention ? La vraie réponse est dans l’oeil de celui qui offre son attention.

Je peux estimer faire bon usage de mon attention en la consacrant à de très nombreux fragments d’information, aux sujets variés, me rendant compte de la marche du monde. Je peux tout aussi bien juger que mon investissement attentionnel est raisonnable s’il se concentre exclusivement, des jours durant, sur la lecture de la correspondance d’un philosophe méconnu. Cela dépend de qui répond. Et pour un même individu cela peut varier d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre.

Serait-il possible, malgré l’infinie variété des usages raisonnables de l’attention, de définir ce qui aurait toute chance de faire bon usage de l’attention de la plupart des individus ?

Le chercheur en sciences cognitives Jean-Louis Dessalles, professeur à Télécom ParisTech, spécialiste de l’intelligence artificielle, a, au fil de ses recherches, apporté une réponse scientifique à cette question. Sa théorie de la simplicité, en effet, donne les outils conceptuels et formels — mathématiques, même- pour modéliser l’intérêt narratif. Dit autrement, cette théorie propose un cadre analytique permettant de définir et mesurer la pertinence pour la vie de tous les jours.

 

Que nous dit cette théorie ?

Elle pose, d’abord, que l’information est un sentiment subjectif d’improbabilité, et que ce sentiment signe la pertinence. Une situation informative, explique J.-L. Dessalles, est une situation difficile à engendrer — il est a priori peu probable qu’elle se présente — , mais simple à décrire — au sens où, une fois qu’elle a eu lieu, elle peut être rapportée très facilement.

Or, comme la complexité peut s’entendre comme la plus petite description possible d’une situation, est pertinent ce qui contribue à réduire la complexité du monde.

Cette conception de la pertinence intéresse le monde de la recherche en sciences cognitives, et plus particulièrement le champ de l’intelligence artificielle, car elle offre des outils formels pour prédire le degré de pertinence d’une information. Gageons que les algorithmes des IA sauront en faire bon usage. En attendant notons, pour preuve de sa solidité, qu’elle rend rigoureusement compte des règles empiriques guidant le choix des sujets pertinents chez les professionnels des médias: relèvent de l’information les faits comportant des structures statistiques rares, bénéficiant d’une proximité géographique ou affective, atypiques, indiquant un écart à la norme, faisant référence à des lieux ou des personnes célèbres… Les plus attentifs auront reconnu ici les ingrédients principaux composants les titres des contenus addictifs produits par les plateformes “à la Buzzfeed”.

La théorie de la simplicité, voie royale vers l’automatisation du clickbait ? Et donc contemptrice au carré de l’écologie de l’attention qu’elle semblait, pourtant, pouvoir défendre ?

Oui, si l’objet se limite à appâter (bait) l’attention.

Absolument pas, si l’ambition est de conserver cette attention et, même, de se la voir accorder à nouveau. Car alors la promesse de pertinence doit dépasser le titre, s’étendre au contenu lui-même. Et l’exercice est autrement plus délicat.

La pertinence ne peut en effet se passer d’une authentique intelligence de celui qui produit l’information. Faire simple, réduire la complexité du monde, au-delà d’un titre appétitif, c’est mobiliser ce que l’esprit humain a de plus précieux: l’alliance des pensées analogique et analytique. La créativité — verbale et visuelle — , l’expertise (couvrant un ou plusieurs champs) et la logique. Cela nécessite temps et talent : il faut lire beaucoup pour comprendre peu.

Mais n’est-ce pas là une contrainte heureuse ? Voilà qu’au final, se soucier de l’attention d’autrui, la considérer comme une ressource à préserver, tend à ne pouvoir lui proposer — qualité oblige — qu’une quantité limité d’information.

Eloge de la parcimonie: retrouver le réel

L’écologie de l’attention est ainsi, d’abord, une écologie de la retenue. Elle est aussi une marque de respect de l’intelligence d’autrui. Elle est enfin une ouverture à la conversation.

Car, ainsi que le souligne Matthew B. Crawford dans Contact — Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, la meilleure garantie de ne pas être victime d’un procédé de captation de l’attention, le moyen le plus sûr d’échapper à toute forme de clickbait que la sphère informationnelle peut inventer et, en même temps, d’interagir intelligemment avec monde, est le fait de se trouver en situation d’attention conjointe. Autrement dit: assister avec d’autres individus, physiquement, en même temps, au même événement. Une conférence, un concert. Mais tout aussi bien quoique fugacement, le fait de croiser quelqu’un dans la rue en partageant un regard. A condition de ne pas être en train de regarder l’écran de son smartphone.

Ce retour au réel comme chemin vers le respect d’une véritable écologie de l’attention est en cours. Le succès des conférences TED en témoigne, assurément. Les débuts prometteurs de journaux livrés en direct sur les planches d’une scène de théâtre semblent aller dans la même direction. Et parions que l’art du conte comme le talent pour la conversation ont de bonnes chances de traverser les écrans pour prendre une place de chair et d’os dans l’écosystème médiatique.

Être intéressant ou se taire, ou aller partager, à voix haute, l’expérience du monde: telle pourrait être l’ambition à avoir en tête pour produire un “green content”, soucieux de mettre en pratique l’écologie de l’attention.


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